Une ambition

Ce que nous voulons être

Louis Joinet avait accepté de présider le comité de parrainage de l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie. Notre ambition est donc de pouvoir incarner, prolonger et concrétiser la pensée de Louis Joinet et de soutenir à notre mesure le développement d’une approche francophone de la justice transitionnelle qui s’appuierait sur les quatre piliers qu’il avait imaginés. 

Une rencontre originale

Il s’agit désormais de réfléchir sur cette rencontre originale entre la stabilité de la justice – qui pose des règles et des principes qui se veulent immuables et rationnels -, avec l’impétuosité de ces révolutions et de ces bouleversements. Comment faire de la justice un instrument de sta-bilisation et de garantie des droits et en même temps la penser comme l’instrument de ces bouleversements et de cette reconstruction ? Ne pas penser à une nouvelle vision d’une justice révolutionnaire pour concevoir une révolution au moyen de la justice. Ainsi, ce serait la justice qui – faisant fi parfois des règles formellement en vigueur – participerait des changements tout en leur imposant le respect de principes minimaux, des « garanties équivalentes » comme les désignait Louis Joinet. La Justice transitionnelle en ce qu’elle incarne cette rencontre entre Droit et révolution, entre jugement du passé et démocratisation en devenir, symbolise ce paradoxe. Et c’est bien ce paradoxe que nous avons décidé d’approfondir. Les quatre piliers Joinet nous donnent un cadre et une direction. De ces piliers découlent des principes et des instruments. Nous pressentons et nous postulons que la Justice transitionnelle, telle que l’avait comprise Louis Joinet, ne peut exister autrement que dans l’interaction permanente de quatre éléments participant à sa logique globale. Si les victimes constituent, bien sûr, le point de départ de cette justice, elle implique également la mise en place d’institutions adaptées pour prendre les décisions reconnaissant – enfin – leurs droits aux victimes. Toutefois, ce diptyque fondateur ne peut être lu que dans la relation qu’il entretient avec l’État, d’une part, c’est-à-dire l’en-semble des institutions publiques et, au-delà, la société dans son ensemble. Cette construction plurielle met en exergue un ensemble de dimensions caractéristiques.

La Justice transitionnelle que nous voulons promouvoir est d’abord complexe en ce qu’elle dépasse le cadre de la relation existant entre la victime et le bourreau pour étendre la question de la culpabilité à l’État et à la société toute entière. Au delà du criminel, se pose en effet la question de la responsabilité étatique et sociétale, et donc, au-delà du bourreau, de son processus de sa fabrication. C’est sans doute dans cette perspective que s’opère une rencontre nécessaire entre la mise en œuvre des instruments de justice transitionnelle et leur environnement étatique et social. La Justice transitionnelle ne peut exister que dans un contexte de réelle transformation qui lui donne légitimé et sens. Elle doit également être conçue comme une justice de passage, dont l’un des objets est précisément de participer à la mutation entre dictature et démocratie, conflit et paix et enfin comme une justice de reconstruction. Le quatrième pilier Joinet, le droit à la non-répétition, trouve ici tout son sens et la Justice transitionnelle toute sa finalité.

La Justice transitionnelle est de plus globale, car elle inclut tout à la fois les crimes les plus graves, tels que définis par le droit international depuis Nuremberg comme le génocide ou le crime contre l’humanité, mais aussi des questions d’apparence plus secondaires comme les droits culturels ou les droits économiques et sociaux, qui nous paraissent devoir eux aussi être inscrits dans ce processus. Là encore, c’est bien la nature même du système qui se trouve interrogée : peut-il y avoir démocratie quand il y a torture et peut-on se contenter d’une démocratie élective, voire d’un État de droit, si l’extrême pauvreté de certaines classes sociales ou l’assimilation forcée de populations autochtones déracinées et si souvent maltraitées se poursuivent ? Cette globalité des crimes et des violences nous apparaît à ce point importante qu’elle porte en elle un autre constat. C’est sans doute le philosophe allemand Karl Jaspers analysant à l’issue de la seconde guerre mondiale la « culpabilité allemande » qui a montré cette spécificité. Dans un tel contexte, selon lui, il existerait plusieurs formes de culpabilités « nous autres allemands, nous sommes tous coupables ». Distinguant ainsi la culpabilité criminelle, la culpabilité politique (de ceux qui ont soutenus le régime nazi), la culpabilité morale (de ceux qui ont approuvé) et la culpabilité « métaphysique » (de ceux qui n’ont rien fait), il relève que seule la première relève pleinement de l’action des tribunaux et que puisqu’on ne « peut inculper un peuple tout entier », il convient de réfléchir à des nouvelles formes de justices pour intégrer cette culpabilité diffuse et globale.

C’est ensuite la dimension paradoxale de cette forme de justice qui nous paraît éclairante de sa réalité profonde. Comment concilier sanction immédiate et reconstruction future ? Comment faire vivre droit à la vérité et à la justice et principe de réconciliation et de non-répétition ? Comment juger les coupables quand il y a tant de victimes et si peu de preuves et de moyens à la disposition des juges ? Comment agir contre l’impunité quand ceux qui ont commis des crimes figurent parmi les signataires des accords de paix ou ont participé à la rédaction de la constitution nouvelle ? Des instruments nouveaux sont apparus : les commissions vérité et réconciliation à l’image de celle de l’Afrique du Sud, venant proposer une approche pragmatique et adaptée de la Justice transitionnelle, qui travaillent à côté – et parfois aux côtés – des tribu-naux. De nouvelles formes de réparation (individuelle et collective, matérielle et symbolique allant jusqu’à la réécriture des programmes de l’enseignement de l’histoire à destination des générations futures) sont devenues réalité. Se fabriquent, ainsi, au fil des contextes, des circonstances et des cultures, de nouvelles formes de justice écartelées entre le principe de réalité, qui en limite la force, et l’aspiration à l’idéal démocratique. Si le pragmatisme fut d’abord perçu comme un frein et une limite, il est très vite devenu une force promouvant une justice nouvelle, finalement mieux adaptée à la réalité profonde de ces crimes. Cette Justice transitionnelle de la « réalité » – et parfois simplement du possible – est à nos yeux non seulement un objectif à atteindre et à garantir, mais aussi un formidable instrument d’analyse. La capacité réelle d’un mécanisme à produire des effets est ainsi le véritable révélateur de l’impuissance ou de la sincérité des acteurs et des concepteurs des procédures de Justice transitionnelle. Certaines solutions ne peuvent en effet fonctionner, car elles sont trop ambitieuses ou inadaptées aux réalités culturelles et politiques. Elles peuvent alors générer des frustrations aggravant les souffrances des victimes et les éloignant des perspectives de démocratisation.

C’est enfin – et surtout – la dimension profondément humaine et empathique de la Justice transitionnelle, qui retient notre intérêt. À l’image de son fondateur, la Justice transitionnelle fait entrer les sourires, l’émotion et la volonté de rendre sa dignité à la victime au sein des prétoires et des cours de droit. Nécessairement humaine parce que restaurant la dignité des victimes et parfois des bourreaux, la Justice transitionnelle rend hommage à Monseigneur Myriel aux dépens de l’inspecteur Javert et permet de mieux écouter, de mieux entendre et de mieux réparer le poids des injustices et des souffrances subies par les victimes. Dès lors, la Justice transitionnelle est bien la justice du traumatisme individuel et collectif, fondée sur une approche plurielle de la vérité et un respect de plus en plus fort de la parole de la victime y compris dans ses erreurs ou approximations. Ce devoir d’empathie bouleverse non seulement les règles du procès, mais aussi son environnement immédiat. Il impose vis-à-vis des victimes une obligation préalable de soutien et d’accompagnement. Il faut aller vers les victimes pour les informer de leurs droits et sensibiliser la population à la pratique de la Justice transitionnelle.  Avant même le procès et le jugement il nous faut donc insister sur la nécessité pour les victimes d’être immédiatement soutenues. Elles sont en danger et particulièrement exposées à l’exclusion et à la stigmatisation. Il faut donc apporter un soutien à la victime qui accepte de parler, il faut former ceux qui vont recueillir sa parole et lui fournir une assistance psychologique, médicale ou encore juridique immédiate. Au-delà de ce soutien, les victimes doivent également être encouragées.