Un héritage

D'où nous venons

Si l’IFJD – Institut Louis Joinet est désormais résolument tourné vers l’avenir nous ne pouvons oublier notre histoire et les principes qui nous ont progressivement nourris. Nous sommes le fruit d’une histoire singulière et de rencontres

Notre héritage est fait de moments, d'aventures et de rencontres

À l’origine, il y a eu d’abord un moment, qui nous a fait naître et dans lequel nous avons voulu d’emblée nous intégrer sans même savoir si les choses seraient durables et encore moins où elles pourraient nous mener. C’était à la fin des années 1980, il y avait un contexte mais aussi une intuition et même une certitude, il s’opérait devant nous une révolution. La dictature tombait, avec sa logique et ses horreurs, un siècle s’effondrait, un nouveau droit naissait et nous voulions en être. Nous ne voulions pas regarder passer les trains de l’histoire sans tenter d’y monter. De Gorbatchev à Mandela, des géants sur-gissaient, construisaient un nouveau monde. Nous voulions les suivre.

Au-delà des révolutions triomphantes, des peuples libérés et des tyrans déchus, naissaient un nouveau Droit et une nouvelle manière de penser la justice. Alors même que la science juridique s’était attachée à décrire la démocratie, c’était désormais le droit de la démocratisation qui s’imposait en cette fin de siècle. Il était porteur de nouveaux principes et de nouveaux défis. Les concepts de transition démocratique, de consolidation, de réconciliation, de Justice transi-tionnelle prenaient désormais toute leur place sur la scène juridique, obligeant les praticiens, les enseignants et les chercheurs à s’impliquer dans cette nouvelle perspective.

Ce projet fut, aussi, une aventure, et la création de l’IFJD, une étape sur la route d’une belle histoire. Tout naquit, il y a 20 ans à Clermont-Ferrand. Nous étions, alors, un petit groupe de chercheurs, presque clandestin dans notre Faculté et qui essayait d’exister. Très vite, notre projet fut soutenu et accompagné par l’Université d’abord, mais aussi par la Fondation Varenne qui nous accompagna – beaucoup – et nous aida longtemps. Son regard bien-veillant nous fit grandir dans ce que nous voulions faire, mais aussi par ce à quoi elle nous associa et que nous allions construire à ses côtés. Nous découvrîmes que nous pouvions être universitaire « autrement » et qu’il y avait, à côté de la Faculté, un monde à explorer. Cette quête d’une réalité nouvelle, de rencontres éclairantes et d’échanges inédits nous entraîna sur d’autres terrains que ceux que nous pratiquions alors. Le Prix de thèse Varenne, que nous avions imaginé ensemble, s’est développé et de cette confiance réciproque naquit l’Institut Universitaire Varenne, formidable instrument tant de collaboration avec la Fondation, que de développement de nos propres activités. De cette période et d’Alexandre Varenne, nous avons gardé bien des leçons et d’abord celle de l’engagement, comme il le fit lui-même défendant Jean Zay devant les juges du Maréchal ou l’ouvrier Marchadier menacé de mort parce que communiste, et celle de l’ouverture vers le plus grand nombre et l’éducation populaire. 

Ce projet est enfin celui d’une rencontre. Enfants de la transition démocratique et de la Justice transitionnelle, notre route a, bien sûr, croisé celle de Louis Joinet. Nous l’avions beaucoup lu et encore plus admiré. Le Pays basque nous rapprocha et naquit très vite l’idée d’un Institut qui, portant ses valeurs, diffuserait ses leçons. Il est des hommes et des rencontres qui donnent sens à votre projet et à votre quête. La rencontre avec Louis Joinet fut de celles-là et Louis fut de ces hommes-là. Comment rêver meilleur parrain ? Il était tout à la fois un exemple, un modèle et un ami. Toute sa vie fut action mais aussi réflexion. Louis Joinet était un homme de paix, mais aussi de droit et de justice. Il était capable de traverser la France entière pour venir visiter un prisonnier torturé ou soutenir une famille dans ses tentatives de libération ou de rapprochement. Il fut l’homme de tous les combats et de toutes les révoltes ; il assumait le danger et fut parfois menacé – de mort – en raison de ses engagements. Il agissait dans l’ombre, sans chercher la lumière et la célébrité, il acceptait l’injure et les attaques, comme le prix à payer de son engagement. De l’Amérique du Sud à l’Algérie, de l’Italie au Moyen Orient, il ne fut l’homme d’aucun camp sauf celui de la Justice. Il gardait en lui cette révolte décidée et implacable devant les crimes commis et l’impunité de leurs auteurs. 

Il y a deux camps dans la vie (disait-il) celui du pouvoir et celui des droits de l’homme. Moi j’ai choisi.

Sa carrière fut édifiante d’intelligence et d’engagement, il fut éducateur de rue, puis magistrat, il fonda le Syndicat de la magistrature et présida la Commission informatique et liberté. Il fut conseiller des Premiers ministres de François Mitterrand et expert pour les droits de l’Homme au sein des Nations Unies.
Il fut, aussi, un créateur mettant son intelligence et son imagination au service de ses valeurs et de son courage. Il a été, notamment, l’inventeur des principes contre l’impunité et de la Justice transitionnelle. Dans un rapport présenté à l’ONU en 1997, il devait donner vie aux droits à la vérité, à la justice, à la réparation et aux garanties de non-répétition, qui inspirent, guident et donnent force et cohérence à l’action de tant de juges et de défenseurs des droits de l’homme et viennent également au secours de tant de victimes de par le monde. Il fut l’inventeur de cette justice, qui, comme il se plaisait à le dire, « remonte le temps » et rattrape patiemment mais implacablement les auteurs des crimes, qui se croyaient intouchables, tout en étant l’instrument du « plus jamais ça ». La Justice transitionnelle est celle qui, au-delà de la punition, cherche à réparer et à reconstruire et qui, au-delà de la sanction, se veut instrument de réconciliation.
Avec sa modestie qui n’avait d’égales que son intelligence et son humanité, Louis Joinet a ainsi construit, pensé et inspiré tous les grands mouvements de cette fin de siècle qui vit les dictatures tomber, les tortionnaires condamnés. Ses leçons figurent parmi les plus belles idées de ce moment décisif de l’histoire du monde, celles qui portèrent Mandela au pouvoir et finirent par avoir raison de Pinochet et de ses complices.
Sa vie fut une épopée et il ne se lassait jamais. Il était l’homme de toutes les passions et de tous les humains. Joueur d’accordéon, il avait présidé le Conseil national des arts de la piste et le Festival de théâtre de rue d’Aurillac. Il aimait la vie et il aimait les gens. Il aimait la rue aussi, la place de la République et les cafés de ce quartier. Il aimait donner ses rendez-vous là et c’est dans une brasserie parisienne, une fin d’après-midi, dans une salle remplie d’habitués et de joueurs de cartes que naquit, avec Louis, l’idée d’une structure pour porter la conception francophone de la justice transitionnelle, qu’il accepta immédiatement de parrainer.
Travailler à ses côtés fut un privilège et faire vivre ses leçons est désormais un devoir. Il nous accompagnera toujours et sera là, bienveillant, à nos côtes. Déclarant se reconnaître dans les valeurs portées par notre Institut et soutenir nos actions, il nous fit le plus beau des cadeaux et le plus redoutable des honneurs : celui de tenter de porter sa parole et de diffuser sa vision de la Justice transitionnelle pour défendre, à côté de l’approche anglo-saxonne, une vision francophone, globale et célébrant ses quatre piliers. Après son décès en septembre 2019 et conformément à sa volonté et à celle de sa famille, l’IFJD est devenu l’Institut Louis Joinet.
La mission est difficile et le chantier immense. Cette confiance impose que, modestement mais de toutes nos forces, nous fassions de notre mieux pour relever ce défi. Dans les jours de gros temps, il nous faudra penser à son sourire qui, bien plus fort que la mort, viendra nous rappeler ses paroles et nous rendre courage.

Et elles sont belles ses leçons et il nous les faut répéter inlassablement :                                        

Toujours l’obstination et la persévérance dans la recherche de la justice. Toujours reprendre l’accordéon,
Chez gégène comme à Matignon ou à l’ONU pour que, dès aujourd’hui, les mauvais jours commencent à finir.
Un gosse de Nevers ou un ado rêveur des bords de Loire surgit parfois à mes côtés, place de la République
ou sur les quais de Seine. Comme l’histoire des hommes est tortueuse et lente et comme « l’espérance est violente ».
« Donde estan » répétèrent les mères de la place de Mai et tant d’autres dans le monde. « Où sont-ils ? » et « qu’en avez-vous
fait ? » Et ma mémoire de se débattre entre mille souvenirs de mille et mille visages. Où sont-ils ? Qu’êtes-vous devenus ? 
Heureusement avec ses visages défilent aussi les noms des terroristes incarcérés pour des années et des années avant de
devenir président ou députés, ou artistes ou citoyens libres tout simplement quand l’histoire se remit sur pied. Que sont-ils devenus
et que vont-ils devenir ? Il m’arrive de rêver d’un coin de paradis fleuri de myosotis où je pourrai les retrouver autour d’un verre de vin…